EN IMMERSION DU 1er septembre au 17 octobre 2021

AÏDA VOSOUGHI

La légèreté qui pèse lourd

Cadette d’une famille de trois filles, elle grandit à Téhéran au pied des majestueux monts Elbourz qui dominent la capitale. Elle complète un baccalauréat  en arts visuels et un certificat en histoire de l’art contemporain à l’Université Alzahra de Téhéran avant d’amorcer sa carrière d’artiste et de chroniqueuse d’art. Puis, un peu par hasard, l’idée de venir vivre à Montréal surgit. Elle décide d’apprendre le français pour profiter du programme d’accueil aux travailleurs qualifiés iraniens, dont les artistes, offert par le gouvernement québécois. Après de longues démarches, ardues et interminables, elle arrive enfin à Montréal en 2014. Seule, sans famille ni amis, elle roule sa valise jusqu’au centre-ville où elle loue un petit appartement. Son enfance, sa famille, son pays bien au chaud sous son manteau de plumes, elle apprivoise son premier hiver. Curieuse et ouverte sur le monde, avec la vaste culture du Moyen-Orient comme richesse, elle découvre une vie nouvelle qui sera désormais la sienne. Malgré l’adaptation, l’inquiétude, la nostalgie et la solitude, jamais elle ne remettra en question sa décision. Sept ans plus tard, elle commence à s’imposer dans le milieu des arts visuels québécois. Après avoir été accueillie cet été comme artiste invitée au Symposium de Baie-Saint-Paul, c’est Adélard qui lui ouvre les portes de sa grange pour six semaines.

À l’étage, plus de 200 œuvres sur papier mylar semi-transparent, peintes à l’acrylique dilué à l’eau, sont suspendues par des fils à pêche. Remuées par le vent qui entre par les petites fenêtres de la grange, on dirait une nuée de papillons qui voltigent. Un visiteur parle d’envolée d’oiseaux. Une fillette émerveillée dit à sa mère : « Regarde, un banc de poissons volants ! ». Ces paysages, inspirés de différents pays du Moyen-Orient, dégagent une impression de fraîcheur et de délicatesse. Pourtant, ce que l’artiste a représenté, c’est la destruction et l’abandon des lieux naturels par ses habitants. Elle met en scène des paysages et leurs écosystèmes défigurés après le passage de la guerre, de l’exploitation pétrolière ou de la négligence intentionnelle. Elle dénonce tout en nous enveloppant de douceur et d’espoir.  En cours de résidence, elle ajoute au sol des fragments de miroirs sous son installation. L’œuvre se multiplie, donne l’impression que les paysages se reflètent dans l’eau claire, bougent comme des algues. La semaine suivante, elle déplace les morceaux de miroir et les étale en demi-lune. Dans la croyance soufi, Dieu n’est visible que dans un miroir cassé. Les légendes et récits très anciens des peuples mésopotamiens font toujours partie de son imaginaire, s’imposent naturellement dans ses oeuvres. La semaine d’après, elle rajoute devant les projecteurs des couches de papier filtre couleur bleue, rose, mauve pour créer un nouvel éclairage. Elle en profite pour essayer autre chose, explorer différents effets; la transparence, le mouvement, les jeux d’ombres et de lumière.

Ses trois tableaux et la grande toile suspendue à l’étage proposent une expression artistique tout à fait différente, révèle une autre facette de l’artiste. Nous ne sommes plus dans la légèreté qui émane de l’œuvre Paysages déplacés, 2, mais dans des paysages aux couleurs riches et denses. Elle nous plonge dans un autre univers, plus près du conte allégorique où singe, fauve, mulet, lapin ou méduse se glissent dans le décor pour observer en douce ce qui s’y passe.

Pendant qu’elle réalise une série d’esquisses sur les paysages de la région, elle réfléchit à son rapport à l’image, à la place que celle-ci occupe aujourd’hui dans nos vies. Elle s’interroge sur la forme que prendra sa prochaine exposition et sur le médium qu’elle utilisera. Inspirées par ses balades à pied à partir du village, la réflexion se poursuit et les idées se précisent.  Elle monte le chemin du Verger modèle jusqu’au chemin du Diable, savoure le point de vue magnifique en haut de la côte. Elle parcourt le sentier du parc de Frelighsburg, découvre la forêt enchantée, s’aventure sur les petits chemins de terre bordés de grands arbres qui rougissent sur son passage. Deux heures de marche par jour à la recherche d’images, d’inspiration, de poésie, de couleurs. Elle respire le vent, prend son temps, s’imprègne de la beauté lumineuse de l’automne, accumule des photos pour ses archives.

Acceptée pour une résidence intensive d’une semaine au Centre Sagamie d’Alma, un centre d’impression numérique, elle prépare également une exposition pour le Centre d’Art Jacques et Michel Auger de Victoriaville qui aura lieu en 2022. Elle proposera d’autres versions inspirées de l’installation présentée chez Adélard Paysages déplacés, 2. Elle continuera d’explorer le caractère aérien, l’effet du nombre, le mouvement dans l’espace et les reflets.    

En attendant sa citoyenneté, elle sillonne la province; de Charlevoix à Brome-Missisquoi, d’Arthabaska au Saguenay-Lac Saint-Jean. Pour l’urbaine immigrante qui ne connaissait que la grande ville, elle a découvert avec bonheur le joli village de Frelighsburg au temps des couleurs. Elle n’avait jamais séjourné aussi longtemps dans une si petite communauté, passé autant de temps si près de la nature. Elle repart ravie. Son pays d’adoption lui réservait une surprise; la  douceur de vivre. Ça va lui manquer. Elle reviendra.

Isabelle Hébert