en immersion du 21 juillet au 30 août 2020

ÉMILIE BERNARD

Tout en délicatesse

De son enfance à ses 20 ans, elle n’avait qu’à traverser la rue pour se rendre au bord de la mer comme disent les gens de Carleton-sur-Mer où elle a grandi. Dans la Baie-des- Chaleurs, l’eau est salée et l’horizon pointe large jusqu’à l’île aux Hérons. Sur la plage municipale, comme toutes les fillettes, elle ramasse coquillages, cailloux, bouts de bois, trésors rapportés du large. Une habitude qui lui est restée. Depuis, elle passe une partie de son temps les yeux rivés vers le sol au cas où elle ferait une trouvaille. C’est une collectionneuse, une ramasseuse de formes. C’est la silhouette qui l’intéresse, le contour qui, avant tout, capte son regard d’artiste.

Elle quitte son coin de pays pour terminer ses études. Depuis qu’elle y a complété un baccalauréat et une maîtrise en arts visuels à l’Université Laval, elle vit et travaille à Québec. Habituée aux résidences d’artiste, ses projets s’enrichissent autour de ses séjours à l’étranger; du petit village de Johnson dans le Vermont à celui de Ii en Finlande, de Reykjavik au cœur de la capitale islandaise à Erevan en Arménie. Puis, elle retourne en Islande, cette fois dans une ancienne poissonnerie au cœur du petit village côtier Stödvarfjordur, poursuit ensuite une résidence à Saint-Jean-Port-Joli, à Banff dans les Rocheuses, à Bordeaux en France pour s’arrêter ici, chez Adélard dans le joli village de Frelighsburg.

Tous les matins, elle enfourche son vélo et parcourt la région. Elle roule vers Pigeon Hill, jusqu’au lac Champlain, revient par le chemin des Bouleaux, file sur Ballerina, retrouve la route Bunker jusqu’au village de Standbridge East. Ou alors, elle s’aventure du côté de la frontière, longe le chemin Richford, bifurque sur McIntosh, de l’Église, et pédale jusqu’à Abercorn. Au gré de son intuition, elle s’arrête en chemin, ramasse pomme de pin, roche, branche, gousse d’asclépiade, aiguille, faîne, noix sauvage, drupe, bout d’écorce. Tous ces éléments naturels qui nous paraissent anodins, qu’on écrase sans même les remarquer deviennent des objets uniques dans l’oeil créatif de l’artiste. Isolés les uns des autres, chacun de ces spécimens révèle l’ingéniosité de la nature et sa complexité. Les végétaux vivants, elle ne les cueille pas. Elle préfère les photographier. De retour à l’atelier, elle les dessine tous, un par un, pour garnir sa banque d’image. Une fois qu’elle les a reproduits dans son cahier à dessin, une grande part de sa récolte retournera dans la nature et les photos sélectionnées, dans ses archives. Elle ne gardera que certains éléments qu’elle intégrera à ses œuvres-objets, représentation libre du réel. Elle traficote surtout les couleurs. La centaurée bleue devient rose. La pierre grise, blanche. La prêle des bois, bleu cyan.

Spécimens naturels trouvés dans la région de Frelighsburg.

Spécimens naturels trouvés dans la région de Frelighsburg.

20200808_143154_HDR.jpeg
20200815_120934_HDR.jpeg

Si le temps est bon, elle enfile une chemise à manches longues pour se protéger des tiques et, cahier sous le bras, crayon de plomb et gomme à effacer dans la poche, elle s’installe à l’abri des regards quelque part sur les berges de la Rivière aux Brochets. Assise sur un galet, elle dessine, s’arrête de temps en temps, observe autour d’elle. C’est une active, contemplative. Le faible débit de la rivière qui se faufile entre les pierres devient déferlante qui se frappe contre les falaises de sa Gaspésie natale. Elle y rêve. Le destin la ramènera-t-elle sur les grèves de son enfance ? Retournera-t-elle pêcher la truite sur la rivière Ristigouche comme elle le faisait avec son père ? Elle reprend son crayon, dessine la verge d’or, ces fleurs jaunes qui, en cette saison, ornent les bords de route, tapissent les champs de beauté ensoleillée.

Jusqu’à tard en soirée, la grange est éclairée. Émilie Bernard, telle une dentellière, travaille tout en finesse, en simplicité et en légèreté. Artiste multidisciplinaire, elle explore plusieurs médiums passant de l’un à l’autre avec la même aisance, le même souci du détail; sérigraphie, aquarelle, dessin à la mine, découpage, texte, livre, construction, sculpture en bois, en béton, en plâtre, en terre. Avec ses doigts de fée, elle fait du travail d’orfèvre. Finesse et précision sont au cœur de toute son oeuvre.

Aquarelles, août 2020.

Aquarelles, août 2020.

2.jpeg
3.jpeg
4.jpeg

En avril dernier, elle devait partir à Paris explorer la gravure avec Cléa Darnaud dont elle admire les œuvres gravées à l’aiguille. Pas étonnant que le travail incroyablement minutieux de cette artiste française l’interpelle. Le projet, reporté à cause de la COVID- 19, n’est que partie remise. Elle en profitera pour préparer une exposition solo prévue pour 2022. Les maquettes qu’elle a créées chez Adélard durant sa résidence prendront forme. Elle, qui habituellement travaille le petit, s’aventura dans la réalisation de grandes pièces et d’installations plus imposantes. Sa série florale à l’aquarelle bleue, témoignage de son passage dans la région, est à l’image de l’univers de l’artiste; apaisant et résolument féminin.

Isabelle Hébert, août 2020.