En immersion du 9 juin au 19 juillet 2020

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ALAIN LEFORT

Entre réalisme et poésie

Alain Lefort est le deuxième d’une fratrie de quatre enfants tous nés au Québec. Son père yougoslave et sa mère belge ouvrent un commerce à Saint-Jovite dans la même région où le grand-père, boucher de métier, marié à une Hongroise, possédait déjà une terre. Dans cette grande ferme familiale, parfois chaotique, aïeul, oncle, cousin, cousine, cheval, canard, lapin, poussin, chat et chien s’entrecroisent. S’ajoutent aux personnages plus grands que nature qui peuplent son enfance colorée, un grand-père maternel allemand, grand gaillard épicurien, et une grand-mère belge de retour du Congo. Entre lacs et sapinages, montagnes et rivières, l’histoire de sa famille d’immigrants venus des quatre coins de l’Europe alimente son imaginaire tout autant que les paysages immenses et sauvages des Hautes-Laurentides.

Il choisit Montréal pour terminer ses études. La métropole deviendra son port d’attache. Diplômé d’une majeure en photographie de l’Université Concordia et d’une Maîtrise en arts visuel et médiatique de l’UQAM, il amorce rapidement sa carrière de photographe tout en travaillant comme master printer pour les plus grands photographes montréalais. Même après l’arrivée du numérique, il exerce régulièrement cet art pratiquement oublié qu’est la photographie argentique.

Égide 1

Égide 1

Eidôlon 2

Eidôlon 2

Abysse 2

Abysse 2

La nature, luxuriante ou désertique, accueillante ou austère, saccagée ou sauvage, est au cœur de son travail. En s’approchant de ses œuvres grands formats qui ornent les murs de la grange Adélard, on a l’impression d’être avec lui en kayak sur le fleuve Saint-Laurent, à naviguer à travers les marécages de la mangrove du parc des Everglades, à sillonner les terres gelées d’Ivujivik ou les forêts d’épinettes brûlées de l’Abitibi. On s’imagine au large de la côte est de Terre-Neuve, agrippé au bastingage du bateau, les yeux fixés sur l’horizon à la recherche d’icebergs, ces géants de glace qui surgissent émouvants et majestueux. Ces photos nous happent, nous fascinent par leur intensité, leur parfait équilibre entre puissance et fragilité, entre réalisme et poésie.

Au cours de son séjour à Frelighsburg, c’est la rivière aux Brochets qu’il parcourt. Il descend derrière le vieux moulin, marche de galet en galet ou au milieu de son lit, l’eau jusqu’au genou. L’oeil attentif, il scrute les berges, le fond de l’eau, la faune et la flore uniques de ce coin de pays. Le noyer cendré, le chêne blanc ou le bicolore, des espèces menacées, s’imposent au détour comme des légendes vivantes. Sur plusieurs kilomètres, il apprivoise la rivière, se laisse entraîner dans ses méandres en quête de matière. Il piste les empreintes, se laisse séduire par les courbes, les lignes, les textures, les couleurs, la lumière.

Pour ce projet en devenir, il travaillera au sténopé, un retour au premier temps de la photographie et de la caméra obscura. Il troque la pellicule pour du papier photosensible et l’objectif de sa Graflex 4 x 5 des années 60 pour une feuille de cuivre, très fine, percée d’un trou d’épingle. La petite taille de l’ouverture permet à la lumière d’entrer à l’intérieur de l’appareil tout en offrant une très grande profondeur de champ, presque à l’infini. Ce phénomène optique naturel offre un temps d’exposition beaucoup plus long, entre 40 et 90 secondes selon la lumière. Nous sommes loin de l’appareil numérique qui saisit l’image au quart de tour. Pas de prises en rafale. Il prend son temps. Une photo à la fois.

Rivière aux Brochets, été 2020. Premiers tirages des photos réalisées en sténopé par Alain Lefort durant sa résidence chez Adélard. Ces esquisses seront retravaillées par l’artiste. 

Rivière aux Brochets, été 2020. Premiers tirages des photos réalisées en sténopé par Alain Lefort durant sa résidence chez Adélard. Ces esquisses seront retravaillées par l’artiste.

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Ce n’est pas la nostalgie d’une époque révolue qui l’anime, mais l’envie de revenir à la base, de repartir de la matière photographique pour travailler la lumière, de retrouver la lenteur du temps qui passe, l’approche brute et ludique de l’image. En plus de se déplacer avec un trépied et une caméra plus lourde, ce procédé ancestral est exigeant: patience, observation et créativité sont appelées en renfort. Un exercice qui incite à revisiter son propre rapport à l’instantanéité, au réel et à voir le monde autrement. Au moment voulu, ce n’est pas le déclic habituel qu’on entend, mais le glissement de la porte du châssis. La chouette rayée s’envole. La salamandre cendrée se faufile sous le feuillage. L’écrevisse à taches rouges se laisse porter par le courant. La tortue serpentine se fait passer pour une roche.

Comme l’œil, le sténopé capture des images inversées. De retour à l’atelier, dans la chambre noire que l’artiste a installée au fond de la grange, il développe le négatif qu’il va ensuite numériser. Après, tout est possible, tout est permis. Il expérimente et mixe différents procédés. Il peut transformer l’image, recadrer, sectionner, texturer… peaufiner encore et encore. Même encadrée, la photo n’est jamais terminée. Elle restera inachevée, bousculée par une autre qui attend son tour. Le temps file. La modernité le rattrape. Ses premiers tirages noirs et blancs de la rivière aux Brochets nous transportent loin en amont, au temps ancien où les autochtones nomades la naviguaient pour se rendre depuis le Vermont jusqu’au lac Champlain.

Les photos d’Alain Lefort nous font découvrir un pays, une région, une forêt tout entière, un arbre. De l’océan au fleuve, de la rivière au ru, nous sommes avec lui témoin de la beauté et de la précarité du monde. Sa série sur la rivière aux Brochets, qu’il poursuivra cet automne, s’ajoutera à son incroyable et fascinante production.

Isabelle Hébert, juillet 2020.