EN RÉSIDENCE DU 27 juin au 6 août 2023

SARABETH TRIVIÑO

Comme la rivière Bio Bio.

Sarabeth est une « abeja », une abeille. Elle n’arrête jamais, toujours à butiner d’un projet à l’autre pour le bien commun. Habitée par une âme ancienne, elle passe des journées entières à crocheter, broder, perler, tricoter ou coudre. Sa dextérité, elle l’a héritée du savoir-faire textile, art millénaire de sa culture mapuche, « peuple de la terre », la nation autochtone la plus importante du Chili. Durant sa résidence, son projet tourne autour des semences, l’origine de la vie célébrée annuellement par les femmes mapuches. Pomme de terre, ail, maïs, oignon et potiron prennent forme. Elles sont fabriquées en terre cuite, avec de l’argile locale prise à même le sol de chez Michel et Sara, de l’atelier Pluriel de Pigeon Hill. 200 piments confectionnés en tissus colorés et brodés font partie d’une installation textile, sorte de jardin suspendu, luxuriant et nourricier. C’est un hommage à Trafkintü, une cérémonie mapuche au cours de laquelle les femmes s’échangent les semences. De génération en génération, ces graines de vie, minutieusement préservées des terres ancestrales se transmettent de main en main, de jardin en jardin. Dans un contexte de précarité environnementale, les femmes mapuches, déterminées et souveraines, continuent d’enseigner à leurs filles ce rituel sacré essentiel à la diversité des cultures et à leur survie. C’est aussi l’occasion de remercier la terre et Machi, la gardienne des semences, femme sorcière dotée de pouvoirs divins, à la fois conseillère et guérisseuse. Elle trône au milieu de la grange d’Adélard, avec son visage bleu et son nez rouge, ses longs cheveux de laine colorée qui descendent jusqu’au sol. Elle veille sur nous aussi gens de la communauté de Frelighsburg et de ses alentours, réunis autour de la grande table. Avec beaucoup de cœur et de solidarité, tous ces gens se sont portés volontaires pour confectionner des petites poupées en tissu représentant l’une des 3,000 personnes tuées ou portées disparues durant la dictature militaire au Chili (1973 – 1990).

Crédit photo : Laurence Grandbois Bernard

Crédit photo : Laurence Grandbois Bernard

Créées à partir de photos, ces poupées-personne feront partie d’une grande fresque, une création collective initiée par cinq femmes chiliennes directement touchées par la dictature. La sœur d’Eduardo, le mari de Sarabeth, est l’une de ces personnes portées disparues. Elle s’appelait Maria Teresa Bustillos.  Elle avait 24 ans. Il y a aussi Juan Alsina Hurtos, prête catholique, Claudio Jimeno Grendi, sociologue, Augusto Olivares Becerra, journaliste, militant du parti socialiste et conseiller du président Allende, Ernesto Juan Reinante, ouvrier forestier et… Manuel, Javier, Mauricio, Edouardo, Alejandro, Benito, Enrique, Felipe, Carlos, Bernadetta, Marisol, Pedro, Sergio, Jorge … Pour qu’elles ne soient jamais oubliées, ensemble, ici à la grande d’Adélard, nous avons redonné vie à 75 de ces personnes. « Presente, ahora y siempre», ce sont les mots présent, maintenant et toujours qu’on prononce avant de commencer à coudre. C’est ce que clamaient les grands-mères, les mères, les épouses, les sœurs et les filles qui manifestaient dans les rues de Santiago, implorant des réponses, réclamant justice. Cette œuvre « inachevée » sera présentée en septembre 2023 à l’Écomusée du Fier Monde, à Montréal. Au cours des prochains mois, des groupes au Chili, à Toronto, à Montréal et à Frelighsburg continueront la confection de poupées-personne pour arriver au nombre de 3,000. L’œuvre finale sera ensuite présentée à Valdivia, au sud du Chili, à l’automne 2024. Cette œuvre se veut un hommage au rêve de Salvador Allende, celui d’un monde plus juste et plus humain. Une allégorie à la vie.

Tout le travail de Sarabeth Triviño en est un de patience. À l’orée d’un champ à perte de vue, d’une terre à labourer, elle avance avec humilité, maille après maille, rang après rang, entrelaçant passé et présent pour garder la mémoire vivante, imaginer un avenir. Hymne à la beauté, ses lunes perlées, exposées à l’étage de la grange, représentent à elles seules un nombre incalculable d’heures de travail. On ne peut que s’incliner devant autant de vaillance et de grâce. Ses gestes sont ancestraux, mais ses propos sont résolument modernes. L’artisanat devient des oeuvres d’expression. Son authenticité, sa sensibilité, son ouverture aux autres et à leurs différences, en fait une artiste unique et essentielle dans l’univers de l’art textile contemporain. Elle est comme la rivière Bio Bio, jadis frontière naturelle entre le Chili colonial et le territoire Mapuche. Avec une force tranquille, elle longe les berges entre sa culture autochtone et celle de son pays d’adoption, deux identités culturelles qu’elle affirme fièrement sans drapeau ni poing levé. Elle le fait tout en douceur, avec cœur, courage et humanité.

Isabelle Hébert

Crédit photo : Laurence Grandbois Bernard

Crédit photo : Laurence Grandbois Bernard

Crédit photo : Laurence Grandbois Bernard