EN IMMERSION DU 15 MAI AU 27 JUIN 2021

JACINTHE LORANGER

Un univers éclaté et flamboyant

À la bibliothèque de la petite ville de Saint-Paul L’Ermite, aujourd’hui jumelée à Repentigny, la fillette, fascinée, écoute l’auteure et illustratrice de livres pour enfants expliquer son travail : « Dans tous mes personnages, il y a un peu de moi. Je suis parfois ours, renard ou tortue. » Est-ce là qu’une brèche s’est ouverte ? Que l’idée que les choses peuvent avoir plusieurs sens s’est faufilée dans son imaginaire ? Qu’être artiste est un vrai métier ? Chose certaine, Jacinthe Loranger se souvient encore de ce matin-là, 40 ans plus tard. Dans cette banlieue au nord de Montréal, elle grandit en même temps que les arbres et les haies de cèdres qui clôturent les bungalows. Sans casque ni genouillère pour faire du vélo, elle est de l’époque où un ballon, des craies, un boyau d’arrosage suffisaient pour être heureux. La rue est le royaume de tous les enfants du voisinage souvent joyeux, parfois tristes ou les deux à la fois. Ainsi s’écoule la vie rassurante mais prévisible jusqu’à son entrée au CEGEP du Vieux-Montréal. Autour du Cheval blanc, rue Ontario, où elle travaille, elle découvre la vie urbaine, la clandestinité, l’ouverture sur le monde. Elle rencontre de jeunes artistes, poètes et cinéastes, se reconnaît dans leur mode de vie. Elle qui aimait les sciences termine ses études avec une maîtrise en arts visuels de l’Université Concordia et un baccalauréat en arts visuels et médiatiques de l’UQAM où elle travaille dans le département d’art d’impression. Contre vents et marée, depuis plus d’une vingtaine d’années, elle pratique son art, voyageant d’un atelier à l’autre, espace qu’elle partage avec ses pairs. Énergique et volontaire, elle jongle avec ses engagements professionnels, ses expos et ses résidences, cherchant l’équilibre entre liberté et contrainte, excès et tempérance, solitude et collectivité, rose dragée et gris de Payne.

 
 
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Aussitôt arrivée à la grange Adélard, elle s’approprie l’espace, lui donne ses couleurs. Elle peint les murs vert pâle, y dispose des objets pastels qui s’harmonisent avec le printemps. À l’étage, c’est un violet intense qu’elle choisit pour mettre en valeur ses Moïses, personnage biblique plus grand que nature, revisité à sa manière singulière. Le ton est donné. Nous sommes ailleurs, dans un univers pop art, baroque, rococo, éclaté et flamboyant.

Durant son séjour, au hasard de sa route, elle s’arrête dans une vente de garage. Son oeil cherche un coup de cœur, l’objet kitch, inusité; un vase, une danseuse de flamenco, un crucifix. Quelques kilomètres plus loin, elle stationne sa voiture, ouvre son coffre pour embarquer des matériaux récupérables qui serviront à sa création; morceaux de styromousse, planches, boîte de carton. Les poubelles sont une caverne d’Ali Baba, un magasin à ciel ouvert. Elle n’achète que les matières essentielles. Son défi est de récupérer, de transformer, de redonner vie.

La chasse au trésor se poursuit dans la région. En haut de la grange en rénovation de Laure Waridel à Frelighsburg, elle met la main sur une boite de Pigeons d’argiles, cible volante que le chasseur intercepte en vol. Sur le bord du lac, elle ramasse une douille dans l’herbe, vestige d’une chasse au chevreuil. À la ferme de Jean-Pierre Poulin à Pigeon Hill, elle trouve penture, crochet, chaîne, tuyau, roue et coutre. L’architecte Luc Guérin, qui termine la rénovation d’une maison à Standbrige East, lui propose d’explorer sa grange; morceau de tôle gondolée, vieille planche grugée, tuyau de fonte, caisse de bois à compartiments et ancien brûleur rond torche Toledo. Le bonheur ! Autour de la grange d’Adélard, c’est une feuille de pétasite qu’on appelle aussi oreille d’éléphant et fleur d’aubépine qui attire son attention. Toutes ses trouvailles se transforment au gré de son imaginaire poétique et débridé. Elle moule l’objet trouvé en silicone; quatre couches avant de couler du plâtre, déjà coloré, dans la forme. Ou encore, elle plonge l’objet dans de l’alginate pour le reproduire en un ou plusieurs exemplaires. Ces objets dépareillés, sortis de leur contexte, servent à la création d’une mise en scène; tragédie grecque, comédie burlesque, nature morte. Dans un délicieux mélange des genres, à la fois disparates et étonnamment mélodieux, la fin d’un monde fait place à la naissance d’une nouvelle interprétation; souvent fantaisiste, cocasse, ostentatoire, parfois dramatique, mais toujours colorée et lumineuse. Derrière ses élans créatifs, spontanés et organiques, la démesure fait partie de ses intentions. L’imperfection aussi. Le résultat est brut, fragmenté, brisé, à l’image du monde dans lequel on vit.

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Évoquant la futilité des choses matérielles et leurs empreintes dans l’environnement, ses compositions seront ensuite photographiées sous différentes perspectives, jouant avec les volumes. Imprimées souvent en grands formats, ces impressions sur du papier Bond, particulièrement maniable, servent à la création d’une première installation pour ensuite être pliées autrement, sectionnées, réutilisées pour un autre décor. Cet été, à Montréal, sur la place De Castelneau dans le cadre d’une expo collective initiée par la Maison de la Culture Claude-Léveillée du quartier Villeray, certaine de ses images sur vinyle, réalisées chez Adélard, habillera un immense cube ouvert sur deux côtés et une pyramide; souvenir intemporel de son passage chez Adélard haut en couleur, verdoyant et ensoleillé.

Elle quitte Frelighsburg, refait aussitôt ses valises pour repartir à Saint-Jean-Port-Joli. Durant huit semaines, à la résidence Est-Nord-Est, elle poursuivra ses recherches entamées durant sa résidence chez Adélard. Elle longera la grève, s’arrêtera sur les routes de la petite ville côtière du Bas-Saint-Laurent à la recherche de nouveaux rebuts, de débris anodins autant de petites merveilles aux yeux de l’artiste inspirée et inspirante.

Isabelle Hébert