EN IMMERSION DU 30 JUIN AU 15 AOÛT 2021

ANNA JANE McINTYRE et
EMMANUELLE JACQUES

Au cœur de l’histoire oubliée

La smala débarque chez Adélard, curieuse, joyeuse, spéculant sur les bonheurs à venir. Les artistes Emmanuelle Jacques et Anna Jane McIntyre, leurs enfants Inigo, Victor et Susanne prennent possession des lieux; vélos, trottinette, crayons de couleur, livres de dinausores, ballon de soccer, sacs à dos s’entassent dans un coin de la grange. À l’étage, on déroule les rouleaux de papier bond. Apparaissent des arbres peints en noirs; gravures sur bois, numérisées et imprimées en grands formats. La forêt d’Anna Jane abrite les œuvres sidérales d’Emmanuelle, combinaisons superposées d’une vingtaine de motifs lino-gravés à partir des couleurs jaune, magenta et cyan. L’harmonieux mélange de deux univers artistiques prend forme pendant que le petit Victor a déjà érigé un château derrière le fumoir des Gosselin. L’aventure est commencée.

Native de Sherbrooke, Emmanuelle Jacques, à 19 ans, déménage à Montréal pour faire des études en arts visuels à l’UQAM. Elle trouve son expression dans l’art imprimé, le dessin, la linogravure et le livre-objet. Comme membre du C.A. d’Arprim puis comme coprésidente de l’Imprimerie, elle côtoie des centaines de collègues et amies du métier. Elle constate la précarité des conditions économiques des mères artistes et leur difficulté à vivre de leur art. Sujet qui l’interpelle. En récoltant des témoignages pour l’un de ses projets Création de richesse/ Labour of Love, elle mesure les inégalités qui persistent entre les hommes et les femmes en art visuel. Elle pose un regard critique sur cette réalité qui est aussi la sienne. Mère séparée, en garde partagée, elle a l’habitude des prouesses pour arriver à combiner au quotidien, famille, travail rémunéré et création. Malgré les embûches, animée par un esprit de solidarité et d’engagement social, elle persévère. La vie d’artiste sera sienne.  

Anna Jane McIntyre, née à Londres d’une mère anglaise et d’un père trinidadien, a baladé son enfance de New York aux provinces canadiennes, séjournant d’une ville à l’autre ville. À Toronto, elle fait une Majeure en gravure au Collège of Art & Design puis une maitrise en Art à l’Université Concordia de Montréal. Artiste multidisciplinaire, elle explore la sculpture, la peinture, la gravure et l’art imprimé. Passionnée de biologie, elle enseigne les arts visuels en y intégrant tout ce bagage éclectique. Les influences de sa culture britannique, antillaise et canadienne apportent à son travail un dynamisme, une esthétique qui se transforme selon les points de vue. Souvent féériques, parfois surréalistes, ses œuvres narratives ont besoin d’espace. Elles rendent avant tout hommage à la nature humaine, à la force vitale et à la mémoire. Comme artiste, comme femme, comme mère, elle inspire force, intégrité et courage.

Les deux artistes se connaissent, mais c’est leur première collaboration. Réunies chez Adélard pour six semaines, elles poursuivent leur enquête sur la présence d’une communauté noire dans la région. Elles se rendent aussitôt en repérage à Saint-Armand. 10 minutes plus tard, choc et émoi, elles sont devant le rocher, le cimetière appelé en d’autres temps Nigger Rock, qu’on peut apercevoir du chemin Luke. À travers livres, articles et documents, témoignages de citoyens de la région, visiteurs de passage à la grange, les informations s’accumulent. Elles suivent les pistes, tentent de reconstruire l’histoire à partir de brides décousues et parfois contradictoires. Sujet tabou, sensible et conflictuel, dès qu’il revient au grand jour, il suscite la controverse. Sur le mur de la grange, elles rajoutent à la ligne du temps, découvertes, photos, cartes, au fur et à mesure que leur enquête avance. Elles partent du début, il y a 200 ans, alors qu’un premier groupe de personnes noires serait arrivé au Québec en tant qu’esclave du colonel Philip Luke, un loyaliste qui quitte les États-Unis pendant la guerre de l’Indépendance. Ses hommes et ses femmes auraient été enterrés près du cimetière familial au pied de ce fameux rocher.

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Elles rendent visite aux propriétaires de la United Church et du presbytère situés à Philipsburg face à la route 133. À leur tour, ces nouveaux résidents, passionnés d’histoire, partagent leurs découvertes. Des fugitifs fuyants les plantations auraient traversé la frontière via l’underground railroad. Guidés par les paroles d’une chanson codée, par les dessins sur les courtepointes, ils se seraient rendus jusqu’ici en Armandie. Cette congrégation d’abolitionnistes sonnait les cloches pour avertir les réfugiés de la présence d’étranger ou de chasseur de prime qui rôdaient dans les environs. Certains se cachaient dans les greniers des maisons bienveillantes ou dans la grotte située à quelques mètres derrière l’église. Dans le livre de l’anthropologue Roland Viau, elles apprennent que 283 personnes noires ont été répertoriées dans la région en 1851. Au Musée du comté de Missisquoi à Standbridge East, parmi les registres officiels, des livrets des comptes du magasin général notent les achats des clients. Il est fort probable que certains d’entre eux étaient des personnes noires. Ils sont inscrits que par le prénom : Flavia, Harry, Ernest, Billings the Postman, Morris the Blackman, John the Potter. Elles peuvent alors imaginer ce que pouvait être leur vie, leur quotidien. Ils existent pour vrai. C’est au tour de la jeune Charlie Côté de Standbridge East, qui termine une Maîtrise en archéologie funéraire, de leur faire part de ses propres recherches. Tout ça est si passionnant, si immense comme sujet, souvent troublant, particulièrement pour Anna Jane, mais si riche et vaste que les premiers temps de résidence sont majoritairement consacrés à la recherche.

Comment évoquer de façon artistique ce triste, mais bien réel chapitre de notre histoire ? Un défi sur lequel elles réfléchissent en solitaire avant de partager leurs réflexions et d’avancer ensemble sur le chemin de la création. Elles testent la matière, cherchent une esthétique, fabriquent des maquettes, explorent des textures et des médiums. Les récits entendus, souvent douloureux, habitent leur esprit, troublent leur cœur, éveillent leur imaginaire. Elles ont besoin de temps pour absorber toutes ces révélations, faire le tri et garder l’essentiel. L’œuvre est en devenir. Qui sait si nous n’entendrons pas un jour tinter les cloches de la United Church ou le chant d’une chorale gospel pour inaugurer l’exposition Faire partie du paysage / The Freedom Pickers signée Emmanuelle Jacques et d’Anna Jane McIntyre; un duo complémentaire qui, de façon ludique, nous rappelle l’existence de ses gens occultés qui font pourtant partie de notre histoire.

 Autour du feu, les enfants, le cœur chagriné profite de leur dernière soirée. Suzanne s’endort, mais elle résiste. Elle ne veut rien manquer. « Au revoir camp de jour, au revoir forêt, au revoir rivière, au revoir écrevisses, au revoir grange, au revoir Adélard… » énumère Victor dans un élan d’émotion. Inigo ne dit rien, mais il sourit de l’intérieur, un grand sourire retrouvé.

Isabelle Hébert

Cimetière du «Nigger Rock»

Cimetière du «Nigger Rock»

La grotte derrière l’église

La grotte derrière l’église

Ruine de l’école primaire

Ruine de l’école primaire